Chapitre 20

 

 

L’idée surgit spontanément à l’esprit de Cabrillo. De toutes les salles des machines qui existent au monde, il faut que ce soit dans celle-là qu’elle mette les pieds.

Le tireur invisible dégagea son arme au moment où Juan éteignait son ordinateur et sa lampe.

« Vous avez des lunettes de vision nocturne ? lui murmura-t-il à l’oreille.

— Oui, répondit l’autre aussi doucement.

— Alors, passez devant. »

Il prit la main de l’inconnu. Une petite main frêle et délicate gantée de cuir.

Les torches de ceux qui arrivaient répandaient assez de lumière pour lui éviter de se cogner un genou ou de se taper le crâne dans cette forêt de tuyauteries. Mais il n’y voyait pas assez pour déterminer s’ils partaient dans la bonne direction. Il était tout simplement obligé de faire confiance à quelqu’un qui, trois secondes avant, lui enfonçait le canon de son arme dans la nuque.

Cela faisait quarante minutes qu’il avait pris pied à bord et il pensait que personne n’avait détecté sa présence. C’était donc son compagnon qui avait attiré les gardes. La seule bonne idée, c’était de le semer, de regagner le pont et de retourner en nageant sur l’Oregon. Mais il restait beaucoup d’inconnues, et, pour l’instant, il n’avait pas d’autre choix que de rester avec lui.

Ils parvinrent à un panneau qui donnait sur le local barre. Après qu’ils eurent passé l’hiloire et pris une coursive à angle droit, ils n’entendirent plus leurs poursuivants.

« Alors, qui êtes-vous ? demandait-il pendant qu’ils s’avançaient en silence vers l’avant. Du MI-6 ? »

L’autre resta muet.

« Royal Navy, alors ?

— Non, répondit Victoria Ballinger. J’enquête pour la Lloyd’s de Londres, j’appartiens à la division de lutte contre la fraude. »

Si la Lloyd’s subissait des pertes du fait de la piraterie en mer du Japon, il était logique qu’ils envoient quelqu’un regarder sur place, ce qui expliquait sa présence à bord de l’Avalon. Plus vraisemblablement, ils avaient dû faire embarquer une équipe au grand complet pour repousser les pirates et découvrir qui était derrière tout ça. Malheureusement, ils avaient totalement sous-estimé la sophistication dont faisaient preuve ces brigands et, résultat, Tory était la seule survivante.

« Et vous ? lui demanda-t-elle. Vous prétendez toujours que vous êtes le capitaine d’un caboteur, un caboteur qui possède des équipements de pêche, des bouteilles de plongée et qui a le truc pour se trouver systématiquement au bon endroit et au bon moment ?

— On parlera de tout ça quand on sera sortis d’ici », répondit sèchement Cabrillo.

Sa présence ne lui plaisait pas du tout, non plus que tout ce qu’elle impliquait. Les récriminations viendraient plus tard. Pour le moment, il fallait qu’il réussisse à regagner l’Oregon.

Il décida de courir le risque d’allumer sa torche, mais en réglant l’intensité lumineuse au minimum. Tory retira ses lunettes de vision nocturne et dut remettre en place ses cheveux noirs sous sa casquette de marin. Juan essaya d’attirer son regard. Ses yeux bleus ne cillaient pas, elle paraissait calme et résolue, pas trace de la moindre peur. Il ignorait quel genre d’entraînement elle avait pu subir dans sa carrière, mais son comportement lors du naufrage de l’Avalon puis son attitude en ce moment démontraient qu’elle était prête à tout.

La coursive se terminait par une échelle surmontée d’un panneau.

« Je suppose, capitaine, que vous avez un plan ?

— Mon projet initial ne prévoyait pas que j’allais vous rencontrer, ainsi que les sbires qui visiblement vous suivaient. Je veux me débarrasser de ces mecs sans tirer un coup de feu. J’ai mis un Draeger à l’abri. Vous pratiquez la plongée ? »

Elle fit signe que oui.

« Dans ce cas, nous rentrerons à la nage.

— Je ne partirai pas d’ici tant que je n’aurai pas trouvé le nom de ce navire. »

Elle releva le menton, l’air provocant, et Cabrillo comprit qu’elle ne plaisantait pas.

« Nous sommes à bord d’un bâtiment qui n’a rien à faire ici et qui s’appelle le Toya Maru. Il a été enlevé pendant que les pirates attaquaient l’Avalon. Le gros bateau que vous dites avoir vu est un dock flottant, le Maus. Ils ont caché le Toya Maru dans son radier et l’ont remorqué jusqu’ici. Tout ceci sous la surveillance de mes hommes, pas besoin de vous le dire.

— Et pourquoi ne devrait-il pas se trouver ici ?

— Parce que le Maus n’arrivera que dans deux jours. »

Son joli minois était perplexe.

« Je n’y comprends rien. »

Juan commençait à en avoir marre. Il fallait qu’ils sortent d’ici, et Tory jouait au jeu des mille questions. Mais, en vérité, il était moins furieux contre elle que contre lui-même. Comme tous ceux qui s’intéressaient à cette affaire, il s’était laissé abuser par les pirates.

« Cela signifie qu’ils savaient que nous les espionnions. Ils ont attendu le moment propice pour remettre à flot le Toya Maru, ce qui s’est passé lorsque j’ai dérouté l’Oregon vers Taiwan, le temps d’une journée. Ils ont mis un équipage à son bord et le bâtiment a continué par ses propres moyens, pendant que nous continuions à suivre le dock. À voir ce qu’ils ont déjà découpé, je dirais qu’il est ici depuis plusieurs jours, au bas mot. »

Il lui mit la main sur le bras.

« Je vous dirai tout, mais plus tard. Il faut qu’on s’en aille. »

Sans attendre la réponse, il remit son pistolet dans son étui et commença à grimper l’échelle. Le volant du panneau grinça un peu, avant de tourner sans peine. Il le souleva, sortit son arme et passa la tête. Puis il sortit et attendit Tory. Lorsqu’elle fut là, il se risqua à allumer sa lampe.

Il reconnut rapidement l’usage de ce local, il abritait les commandes des ballasts. L’équipage pouvait, à l’aide de pompes, transférer la cargaison d’une citerne à l’autre pour rectifier l’assiette. Il songea une seconde à chercher une entrée d’eau, une brèche pratiquée dans la coque et qui permettait de ballaster, mais il se dit qu’il serait trop long de la trouver puis de repérer une tape de visite. En outre, il devait y avoir un grillage pour empêcher un gros poisson ou des algues de pénétrer dans le corps de pompe.

Satisfait d’avoir pris ses repères, il remit en route son ordinateur et afficha quelques plans du Toya Maru. Les schémas n’étaient pas faciles à lire sur l’écran minuscule et il lui fallut plusieurs minutes pour imaginer un itinéraire vers la sortie.

« J’ai trouvé, dit-il enfin. Bon, restez près de moi, derrière.

— Quelle galanterie, capitaine !

— Non, sens pratique. J’ai un gilet pare-balles et, sauf si vous avez perdu dix kilos en deux semaines, je vois bien que ce n’est pas votre cas. »

Elle esquissa un sourire :

« Touche et avantage. »

Cabrillo inspecta rapidement la coursive avant de sortir. Il n’y avait aucune source de lumière, les lunettes de Tory étaient donc inutiles. Il ne pouvait compter que sur sa lampe-torche et sur le fait qu’il repérerait les gardes avant eux.

Ils arrivèrent devant une autre descente. Juan avait monté la moitié des marches lorsqu’il entendit des voix et vit de la lumière un peu plus haut. Sans se retourner, il redescendit lentement, Tory toujours derrière lui. Arrivé en bas, il aperçut deux hommes armés de fusils d’assaut. Ils attendirent trois bonnes minutes, puis les voix s’éloignèrent. Ils remontèrent.

Ils étaient arrivés au premier entrepont. Dès qu’ils seraient à l’extérieur, Juan avait l’intention de sauter par-dessus bord et d’aller récupérer ses bouteilles. Dans l’obscurité, les hommes de Shere Singh ne les retrouveraient jamais.

Puis, à l’autre bout de la coursive, ils entendirent le bruit inimitable d’une culasse que l’on fait jouer. Cabrillo obligea Tory à se jeter à plat ventre, des faisceaux de lampe balayaient toute la zone. Il pressa la détente sans se soucier de trouver une cible, histoire de semer la confusion. Au début d’un engagement, il n’y avait pas trop de risques de ricochets. Seul importait de sortir de là. Tory fit feu à son tour, elle avait un 9 mm, sans silencieux, son arme résonnait comme un canon dans cet espace confiné entre les cloisons de métal.

Il voulait redescendre cette échelle, mais, baissant les yeux, il sentit passer le souffle chaud d’une rafale. Les éclairs jaillis du canon l’avaient presque aveuglé.

Il tira au hasard sur l’homme qui se tenait en bas et commença à ramper dans le passage, à la recherche d’un endroit où se mettre à couvert, là où la coursive tournait à angle droit. Une fois à l’abri, il fit venir Tory. Il n’avait pas été touché, ce qui tenait du miracle.

Il poussa un peu son ordinateur devant lui, une arme automatique ouvrit immédiatement le feu. Bien, les gardes étaient diablement vifs. Il leva son pistolet, tira trois balles avant de se déplacer un peu, si bien qu’il était exposé quand il en lâcha une quatrième. Cette fois, il avait vu sa cible, un garde enturbanné allongé sur le pont, aplati derrière son AK-47. Cabrillo lui logea deux balles au sommet du crâne puis se remit à couvert au moment où un second vidait son chargeur.

Il prit Tory par la main et ils partirent en courant, plus la peine de se cacher désormais.

En arrivant à un coude, il vit quelque chose bouger et prit un grand coup de crosse sur la tête. Tout étourdi, il pivota lentement, mais sans perdre conscience. Tory surgit et tira deux fois sur le garde tandis que Juan essayait de récupérer. Le garde fut projeté en arrière par l’énergie cinétique des balles et aspergea la cloison de son sang.

Juan avait l’impression que sa tête allait exploser, Tory l’aida à se remettre debout. Il voyait trouble, du sang coulait de sa blessure, la peau déchirée lui couvrait l’œil gauche. Il la rejeta vivement en arrière dans une giclée de sang. Tory était haletante.

« Je connais un bon chirurgien qui me remettra ça en place », lui dit-il seulement, et ils reprirent leur course.

C’est alors qu’il y eut un hurlement métallique comme Juan n’en avait jamais entendu de sa vie. Il comprit immédiatement que c’était la grande scie à débiter les coques. Une seconde après, la lame commença à mordre dans l’acier, juste sur l’avant de l’îlot, à moins de sept mètres d’eux. L’eau de refroidissement se transforma immédiatement en vapeur, saturant l’atmosphère d’humidité, des aiguilles de fer jaillirent comme une grêle de shrapnels. La scie changea d’orientation et commença à découper horizontalement, droit sur eux, entamant les cloisons comme si c’était du tissu. La chaîne fit irruption à un mètre cinquante au-dessus du pont, elle se déplaçait presque aussi vite qu’eux. L’odeur du métal brûlant était insupportable, une gerbe d’étincelles jaillit de la chaîne et atteignit Juan, laissant de petits trous dans sa combinaison de plongée.

Ils arrivèrent devant une autre échelle et continuèrent à foncer, ils devaient à tout prix s’éloigner de cette scie mortelle. Comme si la machine savait par où ils se dirigeaient, elle commença à pivoter pour les poursuivre, écrabouillant au passage la descente comme un prédateur préhistorique. Les rambardes s’arrachèrent de leurs chandeliers.

Juan ne voyait rien. Le sang qui coulait sur son visage et sa plaie le ralentissaient. Mais Tory s’accrochait et restait tout près de lui. Ils repartirent, fuyant l’arrivée de la scie vorace. Ils passèrent devant des cabines, atteignirent un nouveau coude et continuèrent, à la recherche d’une ouverture sur l’extérieur. C’était une course entre eux et la machine, car ils avançaient parallèlement à la ligne de découpe et ne pouvaient la voir.

À trois mètres de la porte béante, la cloison sur leur droite commença à vibrer et à rougir, la chaîne l’attaquait. Le maître-couple du pétrolier japonais n’était pas exactement rectangulaire et la scie découpait l’endroit par lequel ils venaient de passer, comme une fermeture Éclair.

Juan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La chaîne avait déjà découpé les trois premiers mètres de la coursive et, le temps de regarder, elle en avait déjà déchiqueté quelques autres. Des tortillons de métal giclaient de partout comme des frelons en colère.

Ils avaient encore deux mètres à parcourir avant d’être à l’air libre. Cabrillo donna une grande bourrade à Tory entre les omoplates, le choc la fit dégringoler, et elle roula en avant. Juan se jeta derrière elle, la scie passa au-dessus de leurs têtes au moment où ils atteignaient le pont.

Pour tomber dans un nouveau traquenard.

Quatre hommes en turban les attendaient, les AK-47 pointés sur eux. Juan et Tory étaient sur le pont, on aurait pu les croire tendrement enlacés si leur situation n’avait pas été aussi tragique. Ils n’eurent pas le temps de sortir leurs armes, les sikhs leur appuyaient les canons sur la tête. Le bruit de la scie se tut.

« J’espérais bien que la lame n’arriverait pas à vous rattraper, enfin, pas tout de suite », leur dit une voix avec un fort accent, qui venait de la galerie supérieure.

On leur arracha leurs armes et on les laissa se relever, mains derrière la nuque. Cabrillo leva les yeux vers l’homme qui venait de leur adresser la parole. À en juger par son âge, par sa ressemblance avec Abhay, c’était sans doute le chef de ce réseau de pirates.

« Shere Singh, grommela Juan.

— J’espère que vous avez trouvé ce que vous cherchiez, reprit le sikh. Je serais très déçu de savoir que vous avez rejoint votre tombe sans avoir pu satisfaire votre curiosité. »

Il lança un ordre dans une langue que Juan ne connaissait pas. On les fit avancer vers l’étrave.

Au-dessus de leurs têtes, un technicien remettait en place la chaîne de la scie mécanique. Elle pouvait se déplacer dans toute la nef grâce à des rails fixés au toit. La lame était maintenant à cinq mètres de l’endroit où elle avait découpé l’avant et, en dépit de sa longueur, environ soixante-dix mètres, elle ne fléchissait pas. À la lueur des rampes de plafond, les dents en alliage spécial brillaient comme des centaines de poignards.

Un instant après, Shere Singh arriva sur le pont du Toya Maru et s’approcha d’eux, flanqué de deux gardes. Il tenait une espèce de tube en métal, assez bizarre, muni de deux longues poignées. Deux hommes soulevèrent alors Juan et Tory par les aisselles de façon que leurs orteils touchent à peine le pont. Cabrillo essaya de basculer pour trouver un appui et se libérer, mais, à chaque tentative, ses gardiens le soulevaient un peu plus. Lorsque Singh fut suffisamment près, Juan sentait son haleine, il lui passa le tuyau sous les bras et dans le dos. Les gardes le lâchèrent et le tinrent ainsi grâce aux deux poignées.

Cabrillo comprenait maintenant l’usage de cet engin. C’était sans doute le moyen préféré du pirate lorsqu’il voulait se débarrasser de ses ennemis. Les poignées permettaient aux gardes de tenir leur victime et de la faire passer dans la scie sans risquer eux-mêmes de se faire happer.

Comprenant avec horreur ce qui allait lui arriver, Tory Ballinger poussa un rugissement de lionne enragée et se débattit pour essayer de se libérer. Ceux qui la tenaient éclatèrent de rire et la soulevèrent encore d’un cran. Tout son poids reposait désormais sur les tendons des épaules. La douleur épouvantable l’obligea à ne plus bouger, elle était apparemment vaincue.

« Vous ne vous en tirerez pas comme ça », dit Cabrillo au sikh.

Mais sa menace lui semblait aussi creuse à lui qu’elle avait l’air de l’être pour le Pakistanais, qui éclata de rire.

« Bien sûr que je vais m’en tirer, capitaine Smith. Mais je trouve que vous avez beaucoup maigri, quand je pense à ce que m’avait décrit mon fils Abhay.

— Grâce à un bon régime.

— Pardon ?

— Oubliez. Écoutez-moi bien, Singh. Nous savons tout sur le Maus et le Souris. Dès que l’un des deux tentera d’entrer dans un port, on le saisira. Vous êtes cuit, pourquoi ne pas laisser tomber tout de suite et vous épargner un procès pour double meurtre ?

— Alors, vous ne m’accuseriez pas d’avoir tué l’équipage du Toya Maru, hein ? »

Juan n’espérait guère que les pirates aient épargné ces marins, il avait maintenant la confirmation qu’il n’en était rien.

« Dans dix minutes, un commando des Forces spéciales va envahir ce bâtiment et tuer tous ceux qui s’y trouvent. »

Singh se remit à rire. Tenir ainsi le sort de ses prisonniers entre ses mains le faisait jouir.

« Ils arriveront cinq minutes trop tard pour vous et votre jeune amie. Vous pouvez me dire ou faire ce que vous voulez, rien ne m’arrêtera. À l’heure où nous parlons, mes hommes s’approchent de votre navire. Au mieux, vous disposez d’une poignée de mercenaires. Ils en viendront à bout. »

Cabrillo savait que, même s’il ne s’en sortait pas vivant, son équipage balaierait Singh et ses sbires comme des fétus de paille. Mais il voulait à tout prix continuer à le faire parler, gagner du temps pour trouver une façon de se tirer de cette impasse.

« Si nous devons mourir, parlez-moi au moins des Chinois. Qu’est-ce qu’ils viennent faire dans cette histoire ? »

Singh s’approcha un peu plus. Il avait des yeux sombres, perçants, qui ne cillaient jamais, des yeux de chèvre. Il empestait la cigarette et, avec son mètre quatre-vingt-dix, dominait Cabrillo d’une bonne tête. À la seule force du bras, il balança son poing dans le plexus solaire de Juan, lui vidant d’un coup les poumons. S’il avait frappé à toute volée, il lui aurait cassé les côtes. Haletant, Juan réussit péniblement à reprendre sa respiration.

« Je savais déjà que vous suiviez le Maus en mer du Japon, sans que vous vous en soyez aperçu. Vous ne saviez pas que j’avais débarqué ce navire – il tapa du pied sur le pont – dès que j’en ai eu l’occasion. J’ai toujours eu un coup d’avance sur vous, et il faudrait que je sois assez stupide pour vous révéler quoi que ce soit à présent ? L’information, ça se mérite. C’est ce que j’ai enseigné à mes fils. Tout ce que l’on vous donne vaut exactement ce que vous avez fait pour le mériter. Ce que nous faisons des Chinois que nous capturons ne vous regarde pas. »

Ainsi, Cabrillo avait au moins appris que Singh avait des relations avec les Têtes de Serpent.

« Vous n’avez pas envie de savoir qui nous sommes et pourquoi nous nous intéressons à vous ? »

Un éclair de férocité traversa le regard de Singh.

« Mon ami, je vous accorde que vous avez marqué un point. Oui, j’aimerais bien savoir qui vous êtes et, si vous étiez venu une semaine plus tôt, j’aurais été ravi de vous arracher ce genre de renseignement. Mais, aujourd’hui, je m’en fiche. Je vais vous laisser aller dans votre tombe avec vos secrets, comme je ferai pour les miens. »

Il fit un geste de rotation avec son doigt et le puissant moteur de la scie démarra. La chaîne lancée devint floue. Le vacarme était assourdissant, mais rien à voir avec ce que c’était quand la scie attaquait de la tôle.

Juan chercha des yeux s’il trouvait quelque chose, n’importe quoi, pour échapper à l’inévitable. Il avait une esquisse d’idée, mais, au mieux, il pouvait espérer éliminer deux gardes, trois peut-être, avant d’être abattu à son tour. Son seul espoir, que Tory ait la présence d’esprit de se jeter par-dessus bord et de fuir le plus vite possible. Il lui jeta un coup d’œil, leurs regards se croisèrent avec une intensité telle, qu’on aurait cru que chacun lisait ce qui se passait dans la tête de l’autre. Elle savait qu’il allait tenter quelque chose d’insensé, son regard disait qu’elle ferait tout son possible de son côté. Dans un autre contexte, il aurait bien aimé la connaître mieux.

Les gardes poussaient Juan vers la scie. Il essayait bien de résister, mais rien à faire, il s’approchait inexorablement de cette espèce de guillotine industrielle. Il en était encore à près de deux mètres, mais sentait déjà son souffle. On aurait dit qu’il y avait de l’électricité, comme pendant un orage, une force vivante qui fendait l’air.

Il essaya d’effacer ses épaules, mais obtint pour seul résultat que les gardes serrent davantage leur prise.

Shere Singh s’approcha de lui, mais en restant suffisamment loin pour qu’il ne puisse pas l’atteindre. Il avait un morceau de bois à la main. Il s’assura que Juan le regardait, avant de poser le bois contre la chaîne. Un petit bruit sec et plouf, une explosion de sciure. Il n’avait fallu qu’une fraction de seconde à la lame pour réduire en poudre ce solide morceau d’acajou. Tout sourires, Singh recula en criant par-dessus le vacarme de la machine : « Je pense que je vais laisser mes hommes s’amuser un peu avec la fille avant de la livrer à la scie. »

Juan ne laissait rien paraître qui aurait pu laisser penser qu’il allait agir, mais son cerveau avait déjà programmé chaque mouvement, comme dans une chorégraphie. Il se décida d’un coup. Restait tout de même une inconnue : il fallait qu’il survive à son premier geste.

Il lança simultanément les deux jambes en l’air, comptant sur les hommes de main pour le tenir solidement tandis que ses membres partaient vers la scie. Sa jambe droite entra en contact avec la chaîne dentée.

Il entendit vaguement le cri d’horreur de Tory, la scie fit exploser sa jambe et ses gardes lâchèrent leur perche.

Le choc terrible arracha sa prothèse de son embase et les lanières qui la retenaient se tendirent, à la limite de rupture. Mais cela avait marché. Les sbires ne l’avaient pas poussé assez fort vers la scie, dans un dernier effort désespéré, et la lame n’avait pas pu mordre dans les pitons en titane de sa jambe artificielle. Le choc fit valdinguer Juan qui atterrit à cinq mètres en faisant un roulé-boulé impeccable. Il porta la main à ce qui restait de « sa jambe de combat » pour prendre le pistolet Kel-Tec caché dans la prothèse en matériau composite.

Le Kel-Tec est l’un des plus petits pistolets qui existent. Vide, il pèse à peine cent quarante grammes. Mais, contrairement à d’autres armes du même type dont le calibre est limité au. 22 ou au. 25, celle-là tire des munitions puissantes de type. 380. Elles vous arrêtent facilement un homme et les armuriers de l’Oregon avaient préparé des étuis à la limite de la résistance théorique.

Cabrillo voulait d’abord loger une balle dans le crâne de Singh, mais le chargeur ne contenait que sept coups. Il visa les deux gardes qui le tenaient une seconde plus tôt, encore tétanisés, et fit feu. La première balle rata sa cible, il haletait, son moignon commençait à le faire souffrir. Les deux balles suivantes atteignirent leur but, l’un des sbires avait la gorge ouverte. Il tomba en avant sur la scie.

La chaîne le broya dans une grande éclaboussure de sang, sa tête et son thorax tombèrent sur le pont avec un bruit répugnant. Ses extrémités volèrent lorsqu’une dent de la lame happa sa colonne vertébrale. Les membres arrachés retombèrent sur le second, le heurtant en pleine poitrine et le mettant hors de combat pour la suite. Juan se tourna vers ceux qui tenaient Tory, mais ils la serraient de si près qu’il ne pouvait pas les tuer. Il fit donc feu dans le genou du premier. L’homme bascula, Tory réussit à échapper à l’autre que Juan acheva de deux coups au thorax.

Les deux enturbannés qui accompagnaient Singh à bord du Toya Maru essayèrent de se mettre à l’abri pour ouvrir le feu à l’AK-47. Juan tira calmement ses trois dernières cartouches pour les empêcher d’intervenir et appela Tory. Elle courut vers lui et ils se précipitèrent à la lisse. Juan avait du mal avec sa jambe en moins et Tory dut l’aider. À eux deux, ils avaient l’air d’un couple qui se livre à une course en sac.

Ils atteignirent la rambarde au moment où les gardes arrivaient à les viser. Les balles de 7,62 fusaient de partout en ricochant, ils vidaient leurs chargeurs. Sans s’arrêter et avec autant de grâce que deux cadavres que l’on jette d’un pont, Cabrillo et Tory se laissèrent basculer par-dessus bord dans leur élan et plongèrent tête la première. Ils ne pouvaient pas calculer leur trajectoire et s’écrasèrent dans l’eau sale en soulevant une grande gerbe. Ils s’enfoncèrent, Juan n’avait pas retrouvé son souffle après les coups de poing qu’il avait pris, mais s’assura tout de même que Tory restait bien sous lui. Ils s’éloignèrent en nageant.

Le bruit s’était arrêté, Juan en conclut que quelqu’un avait stoppé la scie, on n’entendait plus rien dans la nef. Il compta mentalement jusqu’à dix, promettant à son organisme qu’il irait chercher un peu d’air au bout de ce délai. Mais, lorsqu’il arriva au nombre magique, il se força à recommencer jusqu’à dix, puis encore une fois. Tory craqua la première et ils émergèrent ensemble aussi près que possible de la coque. Juan aspira une bonne goulée et replongea en entraînant Tory. Il ignorait s’ils avaient été repérés.

Lorsqu’ils firent surface pour la seconde fois, il mit un certain temps à retrouver ses repères. Ils étaient à moins de vingt mètres de l’endroit où il avait dissimulé son Draeger. Les balles recommencèrent à siffler tout autour d’eux, projetant de petits jets d’eau dans les airs. Les deux rescapés replongèrent avant d’avoir pu refaire le plein d’air, mais réussirent tout de même à s’éloigner.

Sa jambe et son crâne lui faisaient si mal que Juan en avait le cerveau brouillé, au point d’avoir du mal à défaire le nœud qui retenait son équipement. Il chercha son couteau dans ce qui restait de sa prothèse. La scie avait ébréché un des tranchants de la lame, mais l’autre était encore en état. Il la glissa sous le bout, puis passa l’embout à Tory, et ils s’enfoncèrent plus profond. Cet appareil ne laissait pas échapper de bulles et les gardes restés en haut ne pouvaient donc pas les voir, car ils nageaient sous trois mètres d’eau. Les sikhs continuaient à tirer en aveugle, comptant sur la chance, mais aussi parce que la mort de leurs deux camarades les rendait fous, sans compter qu’un troisième allait rester estropié pour le restant de ses jours. Ce qui laissait Juan de marbre.

Il reprit l’embout qu’avait gardé Tory, faisant bien attention à ne pas laisser d’eau pénétrer dans le système de filtration à cause de la réaction possible au contact des absorbeurs de C02. En dépit du goût saumâtre de l’eau, il sentit celui de l’haleine de Tory sur le morceau de caoutchouc. Il lui serra la main pour la rassurer et passa les bretelles du Draeger sur ses propres épaules. Les articulations de sa prothèse étaient en miettes, il enfila une palme sur son pied valide et donna l’autre à Tory.

Il vida son masque, et, lorsqu’ils furent convenablement équipés tous les deux, il eut l’oreille attirée par un nouveau bruit : des tirs. Mais ce n’étaient plus les tirs furieux des gardes qui pétaillaient dans tous les sens, non, le bruit bien rythmé qu’il connaissait bien. Il ne put s’empêcher de sourire. Les hommes de Singh essayaient de monter à l’abordage de l’Oregon et il imaginait Mark Murphy qui ripostait avec les 40 mm Bofors, bien calé dans son siège derrière ses écrans vidéo.

C’est sans doute à ce moment-là que les gardes l’aperçurent, car les balles recommencèrent à pleuvoir autour d’eux, perçant la surface de l’eau comme des flèches.

Quart Mortel
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